Du Qatar au Bangladesh
Grand reportage: Du Qatar au Bangladesh, vivre après la mort des travailleurs du Mondial
Des travailleurs ayant oeuvré à l’organisation de la Coupe du monde 2022 au Qatar sont morts sur leur terre d’exil. Chez eux au Bangladesh, malgré leurs pertes, leurs familles tentent de continuer à vivre.
C’est sous le même ciel qu’ils rentrent après plusieurs années là-bas. Certains sont un peu moins malheureux que d’autres. À l’aéroport international Hamad de Doha,au Qatar, en attendant leur vol, des hommes parlent à ceux qui nettoient les toilettes et le reste de la grande salle d’embarquement. Ils échangent en bengali. «Ici, je travaille dans le bâtiment, ça fait quatre ans que je ne suis pas rentré chez moi», sourit Rashid Hosain, dans l’avion, avant de boucler sa ceinture. Le reste de l’appareil est rempli d’autres travailleurs exilés.
À son arrivée à Dacca – capitale du Bangladesh –, personne n’attend Rashid Hosain.Il va s’enfoncer dans son village, vers le sud-est du pays. Sur cette terre qui en voit peu, le bideshi – étranger en bengali – que je suis attire regards et curiosités. Des«Hello» ou «How are you sir» hésitants sont lancés par les plus téméraires. Ici, on a davantage l’habitude de voir les gens partir ailleurs pour aller travailler.
Plus de dix millions de Bangladais turbinent, et pour beaucoup survivent, à l’étranger. Quelque 420'000 d’entre eux sont au Qatar. Et aux côtés d’autres travailleurs venus d’Inde, du Sri Lanka, du Népal, du Kenya et d’ailleurs, ont participé à organiser la Coupe du monde de football qui débutera ce 20 novembre dans le petit État du golfe.
De tous ceux-là, ce sont les Bangladais qui ont déboursé le plus d’argent pour être recrutés par les entreprises qataries. Près de 2 milliards de dollars de 2011 à 2020. Cet argent, emprunts ou économies d’une vie, est aspiré par une multitude d’acteurs. Pour les Bangladais, aller travailler au Qatar se mérite durement.
Quant à moi, je suis venu au Bangladesh pour rencontrer les familles de ceux qui ne sont pas rentrés en vie. Des femmes, des enfants à la vie changée par la mortd’un père qui ne peut désormais plus subvenir à leurs besoins.
Deux rêves
Arrivé à Dacca, la première chose qui frappe est la densité, exprimée de manière sonore sur la route. La circulation est chaotique. Le coup de klaxon est un langage, qui prévient d’un dépassement, d’un virage, et permet d’éviter la plupart des collisions. Autour des voitures, se faufilent motos, CNG, ou rickshaws, une sorte de gros tricycle où le chauffeur transporte des passagers sur leur banquette à la force de ses guiboles.
Sous la violence du soleil, l’effort est notable. Après un arrêt, les véhicules démarrent soudainement en piétinant toutes les règles de priorité. On traverse au courage. La foule est dense. Elle hèle un chauffeur, se recharge auprès d’une échoppe, ou marche d’un pas vif. Dans les quartiers aisés de Gulshan, comme des plus populaires d’Old Dacca, un maillot de football bleu nuit est porté très largement. Plus ou moins contrefait, mais on l’arbore fièrement.
Malgré sa densité, la ville continue de pousser. De jeunes hommes s’activent dans les chantiers de construction. On voit déjà les squelettes de futurs immeubles. Mais pour beaucoup partir bosser dans le Golfe reste le rêve. Une promesse de lendemains chantants pour soi et pour sa famille.
Alors que le Bangladesh accède à l’indépendance du Pakistan en 1971, cette même année, le Qatar se découvre un immense gisement gazier. Cette découverte lance le pays dans une grande phase de modernisation. Il faut des bras pour construire le pays rêvé. Au milieu des années 70 ont lieu les premières migrations de travail enprovenance du Bangladesh. Quelques milliers de travailleurs sont envoyés.
Depuis du gaz naturel liquéfié a coulé sous les ponts. Devenu l’un des pays les plus riches de la planète, le Qatar affirme désormais son soft-power, dont la Coupe du monde de football sera le prochain point de mire. Comme la modernisation du pays à l’époque, l’organisation de l’épreuve obtenue en 2010 a intensifié les migrations de travail. Les rêves de grandeur des uns continuent de nourrir ceux, plus modestes, des autres.
Au rickshaw qui termine sa course, on jette presque les billets au visage. Au serveur d’échoppe qui a oublié une ligne de la commande, on vocifère les corrections. Au Bangladesh, les gestes comme les paroles du client au travailleur semblent marteler un ordre social codifié. Où les humbles travailleurs sont tout en bas de l’échelle. «Ces métiers-là ne paient pas assez et sont très durs», expliquait Rashid Hosain pendant le vol du retour au pays. L’homme au sourire indécrottable, petite quarantaine et bien apprêté, parlait de sa fierté d’être parti si loin de chez lui pour sa famille.
Nur Islam et Kamrul Rahman, deux ouvriers Bangladais, ont aussi quitté les leurs plein de ce même sentiment. Mais contrairement à Rashid Hosain, ils ne sont pas revenus de leur périple au Qatar en vie. C’est chez eux que je me rends.
Vivre avec ses morts
On traverse un pays de vaches squelettiques, et d’eaux stagnantes. La colère de la rivière Gomtî alimentée par le changement climatique pourrait fragiliser un peu plus ces vies. Défilent des champs de riz jusqu’à une petite maison. On est à Chupuya, un village à une centaine de kilomètres au sud-est de Dacca.
Avant la maison, les volailles au pelage encore blanc braillent. Dans le petit salon, la femme et le frère racontent la mort de Nur Islam Wahab Miah. Sous son voile noir, Hasina Begum – «Begum» désigne une épouse au Bangladesh –, la veuve, sèche ses larmes et laisse volontiers la parole au frère aîné du défunt.
«Avant sa mort, il nous avait expliqué que
les conditions de travail et de vie s’étaient
durcies, et les délais réduits avec la Coupe du
monde qui arrivait.»
Ajee Ruthin, frère d’un travailleur mort au Qatar
«Il travaillait au Qatar depuis dix ans, explique Ajee Ruthin. Il était chauffeur poids lourd, et il est mort d’une crise cardiaque. Un collègue l’a retrouvé sans vie dans son camion. Il avait prévenu ses patrons que l’air conditionné de son véhicule ne fonctionnait pas, mais rien n’a été fait, il devait continuer à bosser. Avant sa mort, il nous avait expliqué que les conditions de travail et de vie s’étaient durcies, et les délais réduits avec la Coupe du monde qui arrivait. Il devait travailler toujours plus, même sous plus de 50 degrés.»
Hasina Begum poursuit: «Il n’avait que 41 ans, et aucun problème de santé.» Depuis la mort de Nur Islam la vie de la famille a changé. Hasina Begum et ses 4 enfants –trois garçons, une fille – sont venus vivre dans la ferme de son beau-père. C’est désormais Ajee Ruthin Islam qui prend en charge la famille de son frère.
Faible compensation
Hasina Begum revient dans la pièce les bras chargés de document qu’elle tend au frère. Celui-ci explique: «Malgré nos demandes à Gulf Drilling International – la société qui employait Nur Islam – nous ne recevrons rien de leur part, alors que selon son contrat après sa mort l’entreprise aurait dû nous payer une compensation.»
Nur Islam est mort en 2021. Son corps a été rapatrié par avion-cargo. L’État bangladais versera 300'000 takas – 3170 dollars – à la famille en guise de compensation. Un montant bien faible selon un recruteur. Hasina Begum torture son mouchoir et raconte que depuis le déménagement ses trois garçons ne vont plus à l’école. Ils aident à la ferme du grand-père. «Après sa mort, nous n’avons même pas touché le salaire du mois en cours», ajoute la femme. 350 dollars dont la famille aurait bien besoin.
«Si tu veux recevoir le corps plus rapidement,
il faut renoncer à cette compensation, ce
qu’on a fait.»
Ajee Ruthin, frère d’un travailleur mort au Qatar
Ajee Ruthin Islam est un débrouillard. Il parle anglais, chose rare pour quelqu’un issu d’un milieu modeste et rural comme le sien. Il travaille en tant que stewart pour une compagnie aérienne. Sur le sol qatari où son boulot le mène parfois, il a tenté d’obtenir la compensation et le salaire dus à son frère. En vain. «En fait, ils te font un chantage. Après le décès, ça prend du temps pour accéder au corps, parce qu’ils font soi-disant des analyses pour comprendre la mort, et ça dure, souffle-t-il. Et si tu veux recevoir le corps plus rapidement, il faut renoncer à cette compensation, ce qu’on a fait.» Shariful Islam Hasan, à la tête du programme migration de l’ONG bangladaise BRAC, affirme que «plus de 95% des gens concernés n’obtiennent rien des entreprises du Qatar».
Le régime du free Visa
On traverse d’autres champs de riz. On dit que le pays en compte cinq mille variétés. Les marais ont été élargis par la mousson. Des hommes s’y lavent. La région est encore plus reculée que la précédente. Le district de Comilla affiche les plus hauts chiffres de travailleurs partant à l’étranger. Près de 950'000 personnes sont parties de 2005 à 2019. Le réseau de recrutement se tissant dans la cellule familiale, les départs débouchent sur d’autres départs. Où les pays du Golfe sont la destination privilégiée.
On arrive à Maizkha. Un vieil homme accueille dans sa ferme. Il s’appelle Siddikur Rahman. C’est le père de Kamrul Rahman, ouvrier du bâtiment mort au Qatar le10 avril 2021 à 43 ans. L’homme travaillait sur les chantiers d’hôtels ou de stades, et est mort fauché par une voiture en allant au travail. Il était au Qatar depuis huit ans. Désormais c’est son père qui s’occupe de faire vivre femme et enfants – deux filles, un garçon.
Amena Begum, la veuve, tient à préciser les conditions de travail particulières de son défunt mari au Qatar. «Là-bas, il trouvait difficilement du travail. Il était courageux, chaque jour, il devait se battre pour trouver du travail et être payé, c’est aussi ça qu’il a tué.»
Kamrul Rahman officiait sous le régime du free visa. Après l’avoir longtemps promis, le Qatar a aboli la kafala en 2020. Ce système assimilé à de l’esclavage moderne, où le travailleur avait besoin de l’autorisation de son employeur pour changer de travail, voyait son passeport confisqué dès son arrivée, était censé s’arrêter. Sous le régime de la kafala, les travailleurs ne pouvaient ni quitter le pays ni changer d’emploi, sans l’accord de leur employeur.
«Ici, les intermédiaires te vendent le free visa
comme le meilleur système, comme la liberté,
mais là-bas tu n’obtiendras pas de travail fixe
avec ça.»
Shariful Islam Hasan, chef du programme migration de l’ONG bangladaise BRAC
Les critiques des ONG qui ciblent le pays et ses conditions de travail l’ont notamment contraint à ces avancées. Mais si la kafala est officiellement abolie, elle est enracinée depuis si longtemps que dans les faits elle perdure encore. Au moins en partie. Kamrul Rahman était basé à Doha, là où était son dortoir qu’il partageait avec d’autres ouvriers immigrés. En tant que free visa il devait démarcher des employeurs pour travailler.
«C’était de plus en plus dur de trouver du boulot pour lui. Il restait de longue période sans travailler, confie Shariful Hasan. Ici, les intermédiaires te vendent le free visa comme le meilleur système, comme la liberté, mais là-bas tu n’obtiendras pas de travail fixe avec ça. Le moins mauvais pour arriver là-bas c’est d’être sponsorisé par une entreprise locale. Et sous le régime du free visa, les entreprises qataries se méfieront de toi.»
Papiers dans les mains, Amena Begum se souvient avoir été prévenue du décès par un compatriote partageant le dortoir de Kamrul. Un frêle adolescent vient s’assoiraux côtés de sa mère, observe les documents qu’elle a en main, puis s’en va. «C’est son fils», indique Siddikur Rahman. La famille recevra bientôt les 300'000 takas de l’État. Une partie servira à rembourser les organismes qui ont prêté la somme pour payer le visa.
En 2021, Amnesty International annonçait que 6500 travailleurs étrangers venant du Bangladesh, du Népal, du Sri Lanka et du Pakistan étaient morts au Qatar depuis 2010. Le Guardian expliquait que ses chiffres ne prenant pas en compte les travailleurs d’autres pays comme le Kenya ou les Philippines seraient en réalité bien plus élevés.
En 2010, 47 ouvriers bangladais périssaient au Qatar. Dix ans plus tard, 164 y mourraient. Selon un macabre décompte arrêté en juin 2021 effectué par l’ONG BRAC, en tout 1178 travailleurs bangladais ont trouvé la mort dans le pays. Nur Islam WahabMiah et Kamrul Hassan Rahman sont deux de ces vies-là.
Au sortir de Comilla, district auquel appartiennent ces deux villages, je remarque qu’ici aussi le maillot de foot bleu nuit habille le torse de quelques-uns.
«Au préjudice des plus fragiles»
Shariful Islam Hasan travaille depuis vingt ans sur les migrations de travailleurs dans le Golfe. Il a d’abord raconté cet «esclavage moderne» dans les colonnes du Daily Prothom Alo, quotidien bangladais avant de le quitter pour diriger le programme migration de l’ONG BRAC en 2017. Un article passé à la moulinette a été la goutte d’eau faisant déborder le vase. Celui-ci racontait la collusion entre l’État et les agences de recrutement. Il n’a jamais été publié.
«En couvrant ces sujets, j’ai subi des pressions, explique Shariful Islam Hasan. Certains journalistes ont accepté des pots-de-vin, c’était trop. Tout ça m’a donné envie d’aider différemment. Dans un pays pauvre comme le Bangladesh, c’est facile de faire taire ceux qui doivent sortir l’information. Et c’est au préjudice des plus fragiles.» Chaque jour à l’aéroport Shah Jalal de Dacca, Rayhan Kabir, un membre de son équipe, voit des corps de travailleurs revenir sans vie.
«Les conditions de travail sont à la base très
dures au Qatar. Ça s’est aggravé avec leMondial.»
Shariful Islam Hasan, ONG BRAC
«Les conditions de travail sont à la base très dures au Qatar. Ça s’est aggravé avec le Mondial. Ce pays qui n’avait que peu d’infrastructures pour accueillir un tel événement a dû tout faire en douze ans. Ce qui a encore durci le traitement des travailleurs», peste-t-il.
L’homme rappelle que beaucoup de ces cadavres reviennent d’Arabie saoudite, où les conditions de travail et de vie sont encore plus dures qu’au Qatar pour les travailleurs étrangers. Les frustrations engendrées par ces vies arrachées lui font craindre une radicalisation religieuse dans ce pays musulman. «Ces injustices sont dangereuses pour tout le monde», poursuit-il. Avec BRAC, il est chargé de remettre les compensations de l’État aux familles de disparus.
Des intermédiaires omniprésents
Au coeur de Dacca, le quartier grouillant de Naya Paltan est le siège de nombreuses agences de recrutement. Ce sont elles qui envoient les travailleurs dans le Golfe. Dans l’une d’elles, le bureau du boss, où s’érige une tour Eiffel miniature, invite davantage au voyage plaisir. Mohamed Ali, directeur de l’agence Active Manpower Services, explique plein d’autorité, le profil des travailleurs qu’il recherche à ses dalals. La dizaine d’hommes apprêtés pour l’occasion écoutent attentivement.
Quand j’utilise ce terme – «dalal» – qui signifie intermédiaire en bengali, un deshommes présents et qui ne veut pas dire son nom, me corrige. «On dit field operative ou agent maintenant», glisse-t-il. Le dalal a mauvaise réputation, et pourtant il est toujours au coeur du processus de recrutement des travailleurs. Les plus de 1800 agences de recrutement étant toutes basées à Dacca, ce sont ces acteurs qui agissent sur le terrain. Les aspirants à l’exil sont pour la plupart issus de milieux ruraux. C’est là que les dalals interviennent.
«Un dossier complet pour le Qatar c’est
3500 dollars. Là-dessus certains profitent du
manque d’informations pour se faire del’argent.»
Mohammad Ali, directeur de l’agence Active Manpower Services
L’homme qui veut se faire appeler field operative explique: «Nous sommes reconnus dans notre communauté, moi je viens de la division de Sylhet (dans le nord-est du pays), et je fais travailler des gens de mon village parce qu’ils me font confiance.
Et je ne suis pas field operative à plein-temps, je suis d’abord fermier. Au village personne ne traiterait directement avec une agence de recrutement.»
Seulement, des abus ont été constatés. Certains dalals profiteraient de la confiance accordée par les travailleurs pour surfacturer les ventes de visa. «Un dossier complet pour l’Arabie saoudite c’est 2000-3000 dollars, précise Mohammad Ali. Un pour le Qatar c’est 3500 dollars. Là-dessus certains profitent du manque d’informations pour se faire de l’argent.»
Dans une étude menée par le Refugee and Migratory Movements Research Unit (RMMRU) en 2017, bureau de recherche spécialisé dans les migrations et rattaché à l’Université de Dacca, sur 763 migrants, 52% d’entre eux répondent qu’ils ont eu affaire à des pratiques frauduleuses de la part de dalals. Le patron de cette agence de recrutement assure, lui, qu’il ne travaille qu’avec des intermédiaires honnêtes.
On toque encore à la porte du bureau. Tout à l’heure un collaborateur a amené une boîte de passeports neufs. Cette fois, une femme entre dans la pièce avec un homme. Ce dernier plaide la cause de cette aspirante au départ puis la laisse parler. La jeune femme sous son voile turquoise orné de simili pierres précieuses semble intimidée d’avoir à se raconter devant une dizaine de paires d’yeux.
Mohammad Ali s’énerve: «Tu vois lui – il désigne le dalal –, là, il veut que je l’envoie au Qatar pour être maid. Mais je lui ai déjà dit que c’était pas possible, elle a des enfants. Dans un ou deux mois elle va me rappeler, pleurer, et me dire qu’elle n’aime pas ce boulot, qu’elle veut rentrer.»
Le patron de l’agence brandit son téléphone, et ses nombreuses notifications WhatsApp. On écoute un vocal. Une voix féminine et triste se plaint, dit que ce n’est pas le travail qu’on lui a promis, qu’elle n’est pas bien traitée, qu’elle veut voir ses enfants, et qu’elle veut rentrer au Bangladesh. Mohammad Ali poursuit: «Ce sera pareil avec toi, donc tu ne partiras pas.»
Au pied des tours de Naya Paltan, encore ce paletot bleu. Et même si les gens disent préférer le cricket, c’est ce maillot de foot qu’ils plébiscitent.
Des travailleurs comme matière première
J’attends de rencontrer Abrar Chowdhury, le directeur du Refugee and Migratory Movements Research Unit. Dans la salle climatisée, cinq hommes patientent avec moi. J’apprendrai plus tard qu’ils reviennent tout juste du Kirghizistan. «Un nouveau marché pour les travailleurs bangladais», me dira Abrar Chowdhury. Ils racontent avoir perçu un salaire bien en deçà de ce qu’on leur avait promis. En plus d’avoir été maltraités physiquement.
«Bien souvent notre gouvernement pense qu’il
est trop faible pour imposer des conditions et
négocier en faveur des migrants.»
Abrar Chowdhury, directeur du Refugee and Migratory Movements Research Unit
Dans une conférence de presse, le RMMRU expose leurs histoires. Une dizaine de travailleurs sont encore au Kirghizistan. Pour Abrar Chowdhury c’est au gouvernement bangladais d’agir en mettant la pression sur les pays de destination afin qu’ils respectent les droits de ses ressortissants. «Le gouvernement devrait se mettre en position de force, mais bien souvent notre gouvernement pense qu’il est trop faible pour imposer des conditions et négocier en faveur des migrants. Avec la peur de perdre les marchés au profit d’autres pays. Mais cela résulte surtout d’un manque de volonté politique. L’État voit dans ces travailleurs, hommes et femmes, des outils économiques plutôt que des êtres humains. Ils mettraient davantage de pression sur le Golfe si c’était leurs propres enfants qui partaient travailler là-bas.»
Les versements des travailleurs exilés vers le Bangladesh sont une manne précieusepour le pays. Ils représentent 22 milliards de dollars en 2021. 6,7% du PIB en 2020. Abrar Chowdhury pense que les pays d’Asie du Sud qui fournissent des travailleurs par millions devraient engager un dialogue multilatéral afin de peser plus fort face à ceux du Golfe. Du côté du gouvernement, on est déjà satisfait des lois en vigueur.
«Il n’y a pas lieu de faire pression sur les pays du Golfe ou sur quiconque, dit Dr.Munir Saleheejn, secrétaire au Ministry of Expatriates’ Welfare and Overseas Employment. Il y a déjà des accords, et des lois dans chaque pays en ce qui concerne l’exploitation ou le non-respect des travailleurs migrants, il faut faire en sorte que ces lois soient respectées».
Esclaves modernes, et demain?
Près de l’aéroport Shah Jalal de Dacca, je vois encore ce maillot de football bleu et rouge arboré comme un symbole de fierté. Après avoir passé les entrepôts qui accueillent les marchandises importées, des cartons siglés «fragile», on arrive devant un bâtiment à l’allure mi-hôpital, mi-entrepôt. Des freezing ambulance sont garées devant.
Rayhan Kabir vient ici tous les jours. Il travaille pour le programme migration de BRAC, et s’occupe de ceux qui reviennent. Le jeune homme s’étend sur son quotidien. «En ce moment on voit de plus en plus de jeunes femmes revenir d’Arabie saoudite ou du Qatar, elles étaient maid, et là-bas ont été violées par leur patron, et elles reviennent enceintes. La plupart abandonnent ces bébés qui les déshonorent.»
Ce jour-là, devant l’hôpital-entrepôt, une famille venue de Naogaon, dans le nord-ouest du pays, attend le corps de Ziarul Islam parti il y a trois ans au Qatar. ReshmaBegum, la femme du défunt n’a pas la force de parler. Alors c’est sa soeur qui le fait: «Il est arrivé au Qatar en 2019, et a travaillé comme un fou là-bas. Il nous racontait qu’il travaillait plus de douze heures par jour, sous des températures élevées. Quand on lui parlait, on sentait qu’il était triste. Il est mort d’une crise cardiaque dans son dortoir.»
Ziarul Islam avait 38 ans, et était ouvrier du bâtiment. Il laisse derrière lui deux garçons. En plus du travail éreintant physiquement, ces périples frappent aussi mentalement ces travailleurs dont le salaire doit alléger les familles de leur sort et de leurs dettes.
La famille de Ziarul Islam a fait plus de 250 kilomètres depuis Naogaon pour venir récupérer son corps et l’enterrer dignement. Déjà endettée suite au départ vers le Qatar, après sa mort, la famille ne peut plus rembourser le prêt de 350 000 takas – «avec un taux d’intérêt important», souffle Reshma Begum – contracté auprès d’un organisme de microcrédit pour payer le visa.
La famille a encore emprunté 25'000 takas pour louer une freezing ambulance qui permettra de transporter le corps dans de bonnes conditions. Elle tentera de se rembourser avec la compensation de l’État pour les funérailles qui est de 35'000 takas (368 dollars).
«Entre le travailleur et son visa, il y a toute
une chaîne d’acteurs privés, ou informels, qui
captent l’argent.»
Rayhan Kabir, programme migration de BRAC
Un vieil homme voit transiter ces corps depuis plus de dix ans. Il gère les allées et venues des ambulances. «En 2021, on a reçu énormément de corps du Qatar, cette année moins parce qu’ils ont fait sortir de nombreux travailleurs du pays», observe Zakir Hossain.
Rayhan Kabir explique pourquoi les Bangladais payent les visas les plus chers parmi les pays d’Asie du Sud qui exportent des travailleurs. «Entre le travailleur et son visa, il y a toute une chaîne d’acteurs privés, ou informels, qui captent l’argent. Et un Bangladais paie 250'000 takas à 400'000 takas pour partir vers les pays du Golfe. Quand un Népalais par exemple ne débourse que 60'000 takas. Les agences de recrutement, les dalals, les organismes de microfinance, tout le monde veut manger quelque chose. La délivrance des visas devrait être régulée par l’État afin de limiter ces abus, et réduire ces coûts. Parce que de tels investissements créent des travailleurs vulnérables, prêts à tout endurer pour les rembourser jusqu’à y laisser la vie.»
Au Qatar, à la mi-août, des travailleurs ont manifesté pour réclamer leurs salaires non payés depuis plusieurs mois. Suite à quoi, certains d’entre eux ont été expulsés vers leurs pays d’origine (Népal, Inde, Égypte, Philippines ou Bangladesh) d’après les informations de l’ONG britannique Equidem.
Des vies à jamais changées
De retour à Comilla, Nur Islam ne peut plus réclamer son dernier salaire. Et sa famille ne pense même plus à le faire tant la vie a changé après sa mort. Sur le seuil de la petite maison, son frère Ajee Ruthin Islam demande: «Que deviennent trois fils sans leur père dans ce pays?»
L’homme m’apprend que malgré la nouvelle du décès de son frère d’autres jeunes hommes de Chupuya sont bien décidés à migrer vers le Golfe. Pour les veuves des travailleurs morts, Hasina Begum et Amena Begum, la vie ne sera plus la même. Pour elles, dans ce pays musulman, il sera très difficile de se remarier. Elles vivront aux côtés du frère, et du père de feu leurs maris pour un long moment.
Des orphelins, et des veuves. Le père de Kamrul Rahman, lui, n’est que le père d’un mort. Mais Siddikur Rahman, au milieu de ses poules, reste optimiste pour sa famille élargie: «On a au moins cette ferme, et on est encore en vie. Tous ensemble, on va s’en sortir.»
À Dacca, je remonte la rue chargée et croise à nouveau ce maillot de football bleu nuit. C’est celui du Paris-Saint Germain que vous verrez partout ici, porté par petits comme grands. Pourquoi les couleurs de ce club français propriété du Qatar depuis 2011 et outil phare de sa politique de soft-power sont-elles si visibles? Les Bangladais m’expliquent qu’ils portent ce maillot depuis l’an passé, et le moment où Lionel Messi «le meilleur joueur du monde» a rejoint le club. Il faut croire que le Qatar a réussi son coup.
*Reportage réalisé avec le soutien de la Bourse Liliane, Rosalie et Robert Jordi pour le journalisme.